Alfredo Jaar devant l’une des ses oeuvres, Arles 4 juillet 2013 (Pierre Haski/Rue89)
(D’Arles) Son exposition a été installée dans l’église des Frères-Prêcheurs, à Arles, mais ce n’est pas de prêche qu’il s’agit ; plutôt l’inverse. L’artiste chilien Alfredo Jaar s’attache à la déconstruction des images dominantes, et ça fait du bien dans un monde formaté et manipulé à souhait.
Alfredo Jaar, Arles 4 juillet 2013 (Pierre Haski/Rue89)
C’est assurément l’expo la plus marquante, la plus structurée des Rencontres photographiques d’Arles cette année, et pourtant elle n’est pas l’œuvre d’un photographe. Alfredo Jaar est architecte, réalisateur, mais pas photographe...
S’il s’intéresse à la photographie, c’est qu’elle est au cœur de notre vision du monde, façonnée par les pouvoirs de l’heure.
L’illusion de la photo
Vous croyez avoir vu des images de l’opération américaine contre Ben Laden ? Illusion : tout ce que vous avez vu, c’est une photo soigneusement mise en scène, sur laquelle un document a même été rendu illisible, prise par le photographe officiel de la Maison Blanche,
Pete Souza. Rien d’autre, et surtout
pas le corps de Ben Laden.
Et pour le signifier, Alfredo Jaar montre... un écran blanc.
A droite, Obama et ses collaborateurs pendant l’opération contre Ben Laden (Pete Souza, Maison Blanche)
L’écran blanc est sa marque de fabrique, une manière violente de nous signifier que nous ne voyons rien. Dès l’entrée dans l’église, le visiteur se prend en pleine figure un mur de néons blancs.
Et dans une salle soigneusement mise en scène, Alfredo Jaar raconte trois petites histoires édifiantes qui montrent, là encore, que les images ne disent pas toute la vérité ; puis il vous précipite dans une salle où un flash vous aveuglera avant de vous replonger dans le noir, pour que le message passe bien...
Ces sensations physiques sont la clé de cette expo qui donne à ressentir autant qu’à réfléchir.
Kevin Baker, mort pour une photo
Les mots y ont plus d’importance que les images. Comme l’histoire de Kevin Baker, ce photographe sud-africain, vainqueur d’un prix Pulitzer pour une photo célèbre prise au Darfour : une fillette victime de la famine, et derrière elle un oiseau de proie attendant patiemment son heure.
Après ce prix, Kevin Baker a été pris à partie par certains critiques. A-t-il aidé la fillette à survivre ? Qu’est-elle devenue ? A quoi sert cette photo si la fillette n’a pas été sauvée ? Le photographe a-t-il privilégié l’esthétique à la solidarité ?
Kevin Baker n’a pas supporté, il s’est suicidé en laissant une note : « Je regrette ».
Alfredo Jaar raconte l’histoire sans pathos, sans en rajouter. Factuellement, et on la prend en pleine gueule.
Les yeux de Nduwayezu
Son projet le plus connu concerne le génocide au Rwanda, également présent à Arles.
Couverture de Newsweek sur le Rwanda, août 1994
Là encore, déconstruction médiatique. Les couvertures du magazine Newsweek sont accrochées au mur, toutes les unes à partir du jour où l’avion du président rwandais a été abattu, le 6 avril 1994, déclenchant le génocide qui a fait autour d’un million de victimes.
Sous chaque couverture, Jaar raconte ce qui se passe au même moment au Rwanda, l’horreur. Il faudra attendre le mois d’août pour que Newsweek considère que l’événement mérite enfin sa couverture... L’hebdomadaire a aujourd’hui disparu dans sa version papier et n’est plus que l’ombre de lui-même sur le Web.
Un peu plus loin, Alfredo Jaar évoque dans une longue ligne de texte sur fond noir les yeux d’une enfant, réfugiée rwandaise qu’il a rencontrée dans un camp. Et a fait une sculpture d’un corps humain avec une montagnes de diapos des yeux de cet enfant.
« Le silence de Nduwayezu », Arles, 4 juillet 2013 (Pierre Haski/Rue89)
Alfredo Jaar est chilien, il a quitté son pays lors de la dictature, et n’oublie pas. Il a fait de Henry Kissinger une rockstar, en montrant sous toutes ses coutures ce monument toujours vivant de la realpolitik, instigateur du coup d’Etat de Pinochet contre Allende, dont le quarantième anniversaire tombe cette année.
On sort de l’expo en se sentant mieux. Comme si Alfredo Jaar nous avait aidé, par quelques électrochocs visuels et émotionnels, à débloquer des neurones coincés ou rouillés. Ça sert à ça, aussi, l’art contemporain.