« Orgasme à Moscou » d’Edgar Hilsenrath
« J’ai un plan », dit l’avocat Archibald Seymour Slovovitz. « Croyez-moi : le plan le plus fou de toute l’histoire de la castration. »
Dès le prologue, le ton est donné. « Orgasme à Moscou », roman d’Edgar Hilsenrath disponible en français depuis 2013 aux éditions Attila (1979 pour la version originale en allemand), c’est l’histoire d’une jeune Américaine, fille du patron de la mafia new-yorkaise, qui connaît son premier orgasme lors d’un voyage de presse à Moscou, en pleine guerre froide. Le responsable : un certain Sergueï Mandelbaum, dissident juif fauché au physique peu avantageux et connu pour son étonnante propension à susciter des orgasmes.
La fille du parrain de la mafia est enceinte
De retour à New York pas moins de cinq mois après son départ, Anna Maria Pepperoni est enceinte. Pas question pour son père, Nino Pepperoni, de rester les bras croisés :
« Pour un authentique Sicilien tel que Nino Pepperoni, un homme très à cheval sur la morale, il y a deux moyens de régler son compte au séducteur de sa fille : le buter ou lui faire épouser Anna Maria. »
Inenvisageable pour lui que sa fille chérie retourne épouser son étalon en Union soviétique et y passe le reste de sa vie. Une seule solution : faire venir le promis aux Etats-Unis. Oui, mais voilà :
« Il y a un os. Et pas des moindres. Sergueï est un scientifique qui a travaillé un temps dans l’industrie de l’armement à Novossibirsk. On ne le laissera jamais sortir de Russie… »
Au freezer, « des bites de toutes les tailles »
C’est là qu’intervient S(epp) K(arl) Lopp, citoyen autrichien et passeur le plus célèbre de la planète, qui se met au service du parrain de la mafia new-yorkaise. Oui, mais voilà, « il y a un os. [...] S. K. Lopp est homosexuel. » Mais encore ? « C’est un dépeceur sexuel. » Un dépeceur dans le frigo duquel ont été découvert « une foule d’objets bizarres ». Quels objets ?
« Des membres d’hommes ! Avec votre permission, et pour appeler un chat un chat : des bites de toutes les tailles. Dans le freezer. Congelées, bien entendu. »
Un roman drôle et politique
« Sepp Karl Lopp était loin de se douter de ce qui l’attendait à New York. Comment aurait-il pu deviner que la mafia projetait de le castrer ? Absurde. Si quelqu’un l’avait prévenu, Lopp lui aurait ri au nez. Ridicule. La mafia avait d’autres chats à fouetter que de castrer ceux qui venaient à New York exprès pour lui rendre service. Non. Une telle idée ne serait jamais venue à l’esprit de Lopp, pas même dans ses pires cauchemars… »
Dans « Orgasme à Moscou », on l’aura compris, le lecteur doit s’attendre à tout. Sur le mode burlesque, Edgar Hilsenrath, écrivain juif allemand, livre ici un roman aussi drôle que politique. Et personne n’échappe à la caricature. Les Américains, les Italiens et même les Israéliens, lorsque, vers la fin du livre, le conflit israélo-palestinien s’en mêle. Et, bien sûr, les Russes et leur difficulté à concevoir que l’étranger ne parle pas leur langue :
« Devant la gare se trouvait un kiosque à journaux. Mandelbaum acheta un journal. Il montra les gros titres à Lopp.
“Je ne parle pas un mot de russe”, dit Lopp.
“Vous parlez quoi alors ?” demanda Mandelbaum. »
Parodie de roman d’espionnage pour canapé
Ecrit en pleine guerre froide il y a maintenant plus de trente ans, « Orgasme à Moscou » n’a pourtant pas pris une ride. Ne serait-ce qu’en matière de diplomatie.
« Mister Pepperoni s’est adressé aux gouvernements de nos alliés. Rien à faire. Tous ont peur des Russes. En soi, l’idée de sortir Sergueï Mandelbaum de Russie par voie sous-marine n’était pas si mauvaise. Mais comme je vous l’ai dit : rien à faire. “La peur des Russes”, dit Lopp. “Je vois. Ça ne rigole pas avec les Russes.” »
Rédigé à l’origine pour répondre à une commande de synopsis du cinéaste allemand
Otto Preminger, ce roman d’Edgar Hilsenrath, aujourd’hui 87 ans, ne souffre aucunement de n’être pas porté à l’écran. Comme le « théâtre dans un fauteuil » du dramaturge Alfred de Musset, qui estimait que certaines de ses pièces n’étaient pas faites pour souffrir les planches mais seulement la lecture, « Orgasme à Moscou » se lit tranquillement sur son canapé.
Bien installé(e), il vous reste à goûter les péripéties faussement ubuesques de cette parodie de roman d’espionnage, lesquelles pourraient mal tourner sur le papier mais ne laissent aucun répit.
De Moscou à New York en passant par la Hongrie, la Roumanie ou encore la Turquie, S. K. Lopp, désormais privé de ses attributs sexuels et par là même inoffensif, parviendra-t-il à extirper l’antinomique Mandelbaum des griffes de sa patrie ? Le tour de force d’Edgar Hilsenrath reste sans doute de ne pas même laisser le lecteur sur sa « fin ». Et pose la question de ce qu« il reste de désir, une fois la liberté retrouvée.