Pourquoi la masturbation gêne-t-elle ? Quand on en parle, on en revient toujours à ce lieu commun : ce tabou est la conséquence d’une société judéo-chrétienne.
« Nouvel éloge de la masturbation », de Philippe Brenot
Dans un livre à paraître ce mercredi, Philippe Brenot, anthropologue devenu sexologue, montre toute la complexité de cette culpabilité collective pour en dresser une histoire passionnante.
L’auteur l’a voulu comme un manifeste de liberté :
« Que ce nouvel éloge puisse aider chaque femme, chaque homme, à se libérer des idées fausses d’un autre temps. »
Les femmes sous-déclarent la masturbation
Ce qu’on peut souhaiter encore plus fort pour les femmes : si 87,1% des hommes
reconnaissent se toucher, seules 68,1% des femmes admettent faire de même. L’écart est
bien connu des sociologues de la sexualité et loin de traduire des pratiques différentes entre hommes et femmes, il montre surtout qu’elles sous-déclarent la masturbation.
Pour que le tabou tombe, il faudrait donc que les femmes reconnaissent mieux qu’elles aussi,
comme Ophélie Winter, le font.
« Nouvel éloge de la masturbation » se lit rapidement. Avec un sentiment partagé de curiosité, d’amusement, de consternation et d’effroi. On y apprend tout un tas de choses qu’on ne savait pas tellement.
1
L’essai qui a durablement fait chier le monde
Philippe Brenot relate longuement l’impact terrible qu’a eu
un livre en latin, « Essai sur les maladies produites par la masturbation ».
Paru en 1758 à Lausanne, l’ouvrage, dit Brenot, « a réveillé les vieux démons de l’inquisition » où l’on pouvait être condamné à mort pour s’être masturbé.
Son auteur, Samuel Tissot, un médecin issu d’une famille très pieuse, avait fait de brillantes études et était reconnu. Il a empilé dans son ouvrage les maux provoqués selon lui par l’onanisme et raconté des cas de patients en décomposition. Exemple avec le sort terrible de cet horloger qu’il a eu à soigner :
« Je trouvais moins un être vivant qu’un cadavre gisant sur la paille, maigre, pâle, sale, répandant une odeur infecte, presque incapable d’aucun mouvement. Il perdait par le nez un sang pâle et aqueux, une bave lui sortait continuellement de la bouche. Attaqué de la diarrhée, il rendait les excréments dans son lit sans s’en apercevoir. »
Et Samuel Tissot de conclure :
« Tous ceux qui se livrent à cette odieuse et criminelle habitude ne sont pas aussi cruellement punis, mais il n’en est point qui ne s’en ressentent plus ou moins. »
Aujourd’hui, ça fait rire, mais à l’époque et pendant longtemps, l’« essai » n’a cessé d’être édité et partagé. Pour Philippe Brenot, Tissot a inauguré « 200 ans d’obscurantisme » pour nous imprégner encore aujourd’hui. Même des gens intelligents ont encouragé l’homme. Rousseau par exemple a écrit :
« Cet ouvrage est un service rendu au genre humain. »
2
Au XIXe siècle, encore des méthodes barbares
En 1882 est publié dans « la très sérieuse revue scientifique L’Encéphale » le récit d’un médecin turc, Démétrius Zambaco. Il raconte comment deux jeunes sœurs (8 et 10 ans) qui se livraient à un onanisme « effréné » ont été contraintes de porter une camisole de force, ont été fouettées, attachées, brûlées...
« Le fouet la rendit comme hébétée, plus fausse, plus perverse, plus méchante. »
Mais aussi :
« Seule la cautérisation au fer rouge a donné des résultats satisfaisants. »
Et enfin cette conclusion, toute en sérénité :
« Nous croyons donc que, dans les cas semblables à ceux qui ont été soumis à notre observation, on ne doit pas hésiter à avoir recours, et de bonne heure, au fer rouge pour combattre l’onanisme clitoridien ou vulgaire des petites filles. »
Philippe Brenot raconte aussi les objets inventés pendant ce siècle technique du XIXe pour lutter contre la masturbation. Le corset pour garçons inventé par le docteur Guillaume Jalade Lafond est troublant.
Celui que devaient porter les femmes dites « malades » aussi.
Corsets contre l’onanisme des hommes et des femmes (DR)
Un anneau pénien antimasturbation (DR)
On apprend aussi qu’un autre médecin, anglais cette fois-ci, avait proposé « un anneau pénien muni de pointes érectiles » pour la nuit. Philippe Brenot écrit :
« Ces pointes de vigilantes réveillaient le jeune homme à la moindre érection. Il avait alors consigne de se laver à l’eau froide jusqu’à ce que l’excroissance disparaisse, puis de remettre son anneau pour une fin de nuit tranquille. Terrible châtiment quand on sait que les érections nocturnes sont naturelles, quotidiennes et involontaires. »
3
La découverte de l’existence des spermatozoïdes n’a pas aidé
A l’intérieur de l’animalcule (illustration datant de 1694) (DR)
Loin de rationaliser l’approche de la semence des hommes, après l’apparition du microscope en 1604, la découverte de l’existence des spermatozoïdes par un savant néerlandais, Antoni van Leeuwenhoek, n’a rien arrangé. Au contraire.
Lui, qui les a appelés des « animalcules », les a aussi décrits comme des « têtards bisexuels » :
« Parfois plus de mille s’agitent dans un espace grand comme un grain de sable. »
Philippe Brenot commente :
« On considérait à l’époque le spermatozoïde comme un petit être complet qui ne demandait qu’à grandir. Que faire devant l’énormité de cette découverte, devant cette foule, devant cette multitude vouée à “on ne sait quoi”, à la vie, au suicide ou à l’extermination ? »
Plus que jamais, la masturbation devient synonyme de... génocide.
4
La masturbation qui rend le clitoris géant
Parmi les croyances bien marquées au XVIIIe siècle, il était dit que les femmes se masturbant avaient des clitoris surdimensionnés :
« Le docteur Carr, en 1730, rapporte l’histoire de deux religieuses lesbiennes qui s’étaient agrandi le clitoris à force de le masturber. On a dit par ailleurs qu’une femme l’avait aussi gros que le cou d’une oie, elle fut fouettée en place publique pour en avoir abusé.
Cette accusation était ainsi devenue un objet de quolibet et de dénigrement quand, par exemple, un siècle plus tard, les Goncourt prétendirent que George Sand avaient un clitoris si grand qu’il se voulaient l’égal de leur verge. »
5
La masturbation n’a pas toujours été source de gêne
Philippe Brenot raconte comment dans la Rome antique, l’autoérotisme n’était pas forcément dévalorisé. Il cite ces vers d’un poète, Martial :
« De ta putain de gauche tu uses, et fais servir ta main amie à tes plaisirs. »
On apprend aussi dans le livre que le médecin de Louis XIII,
Jean Héroard, racontait dans son journal la façon dont la nourrice « initiait le jeune prince à l’autoérotisme ».
A la même époque, des matrones – sages-femmes de l’époque – apprenaient aussi aux femmes à se masturber : « On pensait que l’orgasme facilitait la fécondité. »
6
Dans « L’Effrontée », Claude Miller s’est autocensuré
Pour illustrer la persistance du tabou de la masturbation, Philippe Brenot cite une anecdote. Tout près de nous, en 1985. Quand Claude Miller sort
« L’Effrontée », avec Charlotte Gainsbourg, il a coupé au montage une scène de masturbation :
« Quand j’avais parlé de cette scène avec Charlotte au moment où l’on s’est rencontrés, je lui avais demandé : “Page X, est-ce que ça te gêne ?” On n’a jamais employé le mot masturbation. Elle m’a répondu, je m’en souviens très bien : “Si Papa est d’accord, je fais ce qui est écrit dans le scénario.”
Je crois que n’ai jamais demandé à Serge de lire précisément cette page. On a tourné la scène où elle allait dans son fauteuil et balançait la jambe, évidemment, elle ne faisait rien d’autre. Il n’empêche que je n’ai pas monté cette scène. Pourquoi ? Je ne sais pas... Je ne sais plus. La scène ne marchait pas, ou je me suis dégonflé. »
Feu d’artifice lexical, à la fin de son livre, Philippe Brenot a couché sur le papier 800 synonymes du mot « masturbation » qu’il a découverts au cours de ses lectures.
Si Diderot, libertaire original en son temps, en parle comme de la « chose douce et l’instant délicieux », Sartre lui parle de « l’acte démoniaque pur ». Autres expressions sympathiques recensées par Brenot :
- agréable démangeaison ;
- « branlouiette » ;
- cancer ;
- danse obscène ;
- énormité de la main ;
- fureur spermatique ;
- « main homicide » ;
- « one-man-show » ;
- prostitution manuelle ;
- drame des familles.