TRIBUNE
Un cul hautain, un cul ferme (Marcel Zang)
La première chose que je regarde chez une femme, c’est son cul, ses fesses ; il n’y a que ça qui m’intéresse, qui m’a toujours intéressé.
C’est l’antre du diable, de Dieu, le champ de bataille et du repos, le morceau que se disputent de tout temps l’empire des ténèbres et l’empire des lumières ; c’est le chavirement de la nuit, du jour, le fil de l’équilibriste, le point de convergence entre le pinceau et la toile, l’archet et le violon, l’esprit et la matière, la fumée et la merde.
L’AUTEUR
L’auteur de cette ode au cul vertigineuse, Marcel Zang, est un dramaturge né en 1954. A l’âge de neuf ans, il a quitté le Cameroun pour la France. Il vit et travaille à Nantes.
Le cul, c’est le lieu du brassage des langues, c’est l’espéranto, c’est l’agnus-dei et l’agnus-castus, c’est l’unité primordiale, c’est le lien entre l’au-delà et l’ici de la fiction sociale, c’est là même que s’originent le manifesté, la vie et tous les possibles. Le cul, c’est tout à la fois le vaisseau, le balcon et le lit du poète.
Ah ! le cul... Quand ça bouge, c’est l’univers qui s’éveille, c’est la puissance du réel qui s’exprime, se déploie, c’est la vérité en marche, la cinglante vérité. Un cul ça ne ment pas, ça ne se maquille pas, et tout y est écrit et se décline à l’infini.
La première fois que j’ai vu un cul, un vrai, un cul de femme, j’étais gamin, en vacances, en Afrique je crois ou je ne sais plus, mais de toute manière en Afrique – le lieu des origines par excellence.
J’avais ma chambre qui donnait sur une arrière-cour bornée par une haie d’hibiscus, ajourée par endroits. Et voilà qu’un matin je me réveille bien plus tôt que d’habitude, et je me mets à faire quelques pas dans la cour. Attiré par un bruit, mon regard a sauté, et qu’est-ce que je vois ? Seigneur ! ... Une vision. D’enfer. Ça m’a damné. A tout jamais. Ce spectacle... Une déesse prenait son bain au royaume de Satan. En toute simplicité.
Un cul hautain, cambré, ferme
J’ai regardé, plié, au bord de la syncope, du gouffre. Elle était grande, noire, soyeuse et veloutée, mince, un lasso – qui se penchait, se recourbait, et vers un seau s’accroupissait et s’annulait, dans une écharpe de vapeur qui montait vers les cieux, tandis que sa fine musculature roulait sous les bulles de savon.
Et quand j’ai vu jaillir ce cul, ce chant – un cul puissant, ample, un cul hautain, cambré, ferme, un cul volontaire, qui déferlait, claquait, semblant dominer le monde et surplomber toutes choses, et qui s’ouvrait tel un immense gâteau au-dessus du ciel blanc, je suis parti à la renverse, tremblotant, et j’ai bredouillé :
« Mon Dieu, pardonne-moi parce que j’ai péché. »
Faut dire que je Le tutoie dans ces cas-là. Mais le mal était fait. A tout jamais, là, inscrit, au plus profond. Ce cul je l’ai vu et revu. Je me suis abîmé et ouvert les yeux dessus.
Cette puissance que compriment les fesses
Et souvent, très souvent, je l’ai croisé au lit, dans la rue. Impénétrable et toujours fascinant... cette voilure au vent, cet éventail aux mille secrets, cette roue des dieux, sillon du monde, Eden de soufre. Et ce qui m’a le plus marqué, c’est cette enivrante puissance qui s’en dégage. Une architecture et une puissance que j’ai retrouvées chez les chevaux. Oh merde, c’est beau les chevaux. Une barque sur une crête.
Et chez la femme, il y a toujours ceci en filigrane, cette puissance que compriment les fesses, ce vide renversant, ce désordre de commencement du monde. Enfin bref, le cul c’est tout ça. Et cette première image m’est restée. Et ainsi. Et longtemps j’ai observé les femmes, dans la rue, chez elles, à la terrasse, des heures, ailleurs et ailleurs encore, toujours, de près, de loin, d’en haut, d’en bas, des femmes, des filles, des jeunes, des moins jeunes, des belles, des pas belles, mais toujours des culs, des culs... théorie de culs.
Et partout. Sur le sol, dans la pierre, dans la boue, sur les vitres, sur le sable, les nuages, sur toutes les surfaces, et les murs, ces angles de mur et ces parois de mur, qui soudain se mettent à bouger, frémissent, se déploient, s’arrondissent, s’épanouissent, comme l’air d’une diva, corolles immenses de ce pays kouschiste surgissant à l’ombre des parasols comme ces monstres préhistoriques d’un lac victorien. Ces culs qui se rassemblent sans se ressembler.
Chaque cul a sa personnalité, son empreinte – et je m’y retrouvais, et je m’y reconnaissais. Je savais les nommer, je savais les épouser, et les yeux fermés.
Donnez-moi un cul, je vous ouvre le monde
Un cul, ça parle, livre ouvert, ça chante, même avec une tonne de vêtements. Les gens se cassent la tête à lire les lignes de la main, du visage, du regard, alors que le plus bel oracle reste le cul. Moi, vous me donnez un cul, et c’est pas de la frime, je vous ouvre le monde. C’est tellement riche... et puis c’est profond, c’est rien de le dire, plusieurs vies n’y suffiraient pas.
Tenez, il y a deux ou trois ans, je me sentais soulagé, dégagé de cette obsession, de cet intérêt pour le cul, je croyais en avoir fait le tour, plus rien à tirer et de ce côté, avoir dépassé le niveau, tu parles ! Au moment où je commençais à en causer avec un air supérieur, avec une sorte de détachement nostalgique, ça m’est revenu comme un boomerang, avec une nouvelle charge de batteries vides.
Comme quoi, je n’en étais toujours qu’au seuil, aux balbutiements. Oui. Faut savoir être humble. J’ai compris la leçon. Je me suis donc remis à observer les femmes, les culs.
La réponse à la Question
J’adore observer les femmes. Je les aime, pourquoi m’en cacher ? Faut dire qu’elles m’intriguent, et au-delà d’elles-mêmes. Je suis persuadé qu’elles possèdent la réponse sans le savoir. Je veux dire que la réponse à la Question se situe et ne peut que se trouver là, dans cette faille, dans cet écart, dans ce tourbillon, ce mouvement, ce bain des couleurs, ce télescopage des droites, des courbes et des replis. Yes.
Alors je les observe. Je prends con-naissance. Car tout est dans le « con ». Et de loin. De près, je ne peux pas, je m’y perds, je vois rien, elles me brouillent les idées. Alors je me plante à la terrasse, à ma fenêtre, je les regarde passer, marcher, évoluer, parler, discuter, que se disent-elles, mais que se disent-elles donc, ont-elles conscience de leur cul, de cette puissance, parlent-elles de leur cul ? Tout cela je pourrais le savoir. Je le sais, mais je ne veux pas, je ne veux pas les comprendre. Je les comprends mais je ne veux pas. Car ce que je comprends me prive de l’essentiel, c’est rase-mottes, petit niveau, c’est limitatif, ça me borne.
Non, je vais plus loin, je me relâche, c’est-à-dire que j’écoute, je m’ouvre, je crée, je m’imbibe, je me laisse traverser, chas, submerger, transparence, car tout est là, dans le fond.
Le prélude à l’au-delà
Alors je les observe, tous ces culs... qui bougent, attisent, respirent, transpirent, et moi en retour je les respire, je les hume, à foin, narines palpitantes. De près, de loin. De loin elles ajoutent à ma réflexion, à mes pensées ; de près elles me frisent les sens et l’émotion. Je ne sais plus. Mais d’une façon ou d’une autre je les aime. A crever. Me rendent malade de désir.
A cause du cul. Mais pas obligé de fourrer ses doigts dessus. Un cul ça se tient, et tout seul. Ça se comprend, à la folie. Ça se refuse, beaucoup. Mais c’est tout simple – pour qui sait embrasser le réel : c’est le prélude à l’au-delà. Pas au sens chrétien, tégué, nein. Non, l’au-delà, l’autre côté, l’autre côté du mur, de la frontière, le « no man’s land ».
Pas pour rien que les mythes, les religions et autres écritures de la peur ont cloué et continuent à clouer la femme et le cul au pilori. Car, à travers le cul, la femme porte d’une manière probante la trace du vide, du trou noir, l’élan vers la liberté, vers la nuit des origines, vers cet incompréhensible, cet éternel inconnu, source de toute angoisse et de l’effroi archaïque.
Ultime bastion contre l’impérialisme identitaire
Mémoire d’outre-tombe, empreinte du « diable », le cul est naturellement devenu une figure de l’altérité, de l’insoumission, du désordre, mais aussi de l’abandon, de la délivrance et de la créativité. Et rebelle il l’est.
Le cul, c’est l’ultime bastion contre l’impérialisme identitaire ; c’est l’Autre, c’est la différence contre la sacro-sainte identification, cette identification qui s’empare de l’homme dès sa naissance, cette identification rebattue jusqu’à la transparence, la mort ; cette identification dont la principale vertu est de reconnaître, de limiter, d’emballer, d’amputer, de classer, d’exclure, de laminer, d’anéantir... mon double, mon semblable, mon même, le même, le même... rouleau compresseur.
Mais le cul, c’est l’antimiroir. Contre le vulgaire, la raison et la purée identitaires. Et si le cul a bercé toutes les âmes, la mienne y compris, et choyé celle du joueur, du poète et de l’artiste, et celle de l’aventurier, du fou et de l’enfant, il a sûrement renâclé devant celle du dictateur et de l’aveugle.
Me promenant hier matin, j’ai croisé une jeune fille dans la rue. J’ai naturellement regardé son cul. Une femme plus âgée a attiré mon attention de l’autre côté. J’ai fait de même.
Troublé, je me suis retourné et j’ai compris : la jeune fille a traversé la rue et a rejoint la femme ; elles se sont donné la main. C’était la mère et la fille. Puis le père, la mère et la fille. Puis la mère la fille et la mère la fille et la mère la fille et la mère... De tout temps. Des vagues.